Les jeunes artistes brodeurs se suivent et ne se ressemblent pas, apportant une variété riche et fascinante à cet art qui n’est plus du tout oublié! Je vous présente aujourd’hui une artiste bien décidée à mettre la broderie au rang des Arts Majeurs.
Humain
En tant que Cosaque de Russie, j’ai toujours senti que la broderie faisait partie de mon ADN. Elle occupe une place centrale dans notre culture. L’un des souvenirs les plus marquants de mon enfance est un portrait de ma mère, brodé au point de croix par ma grand-mère. À 10 ans, ma sœur a commencé à m’enseigner la broderie. J’ai passé des heures devant ma première œuvre, attendant impatiemment le retour de ma sœur de l’école. Ce n’a jamais été un simple passe-temps pour moi, mais un véritable remède qui comble le vide, un fil qui relie.
Née dans le Sud, j’ai été imprégnée par son kaléidoscope de couleurs vibrantes, ce qui se reflète dans ma série d’abstractions. Pendant près de 20 ans, j’ai gardé l’écheveau de coton entre mes mains, conservant toutes mes créations dans mon cercle intime. En 2018, durant mes études à la faculté d’Histoire de l’art à la Sorbonne, j’ai réalisé que la broderie était ignorée par les institutions en tant qu’art majeur : aucun cours ne lui était consacré.
Cette prise de conscience m’a poussée à lancer ma carrière d’artiste professionnelle, pour installer la broderie sur la scène de l’art contemporain. En 2019, j’ai réussi à faire entrer l’une de mes œuvres, 7 Nuances de rouge, dans la collection permanente du Musée de la broderie de Fontenoy-le-Château, ainsi que dans les collections privées de personnalités publiques comme Oleg Sentsov, cinéaste ukrainien et citoyen d’honneur de Paris, ou encore le Maire de Paris.
Artiste
Ce qui m’inspire…
La source principale d’inspiration de mes œuvres réside dans les questions ; celles concernant mes émotions, ma peine, ma joie, mon bonheur, et surtout mon amour. L’amour est au cœur de mon processus créatif. Cette impulsion profonde active la scansion du geste répétitif, créant un rythme mystique et envoûtant. Une nécessité intérieure me pousse à créer, une force primordiale que Vassily Kandinsky évoque comme l’origine de chaque œuvre d’art. Chaque tableau est une pièce du puzzle de ma vie, une tentative de réponse. J’ai encore tant de questions auxquelles je n’ai pas encore trouvé d’explications…
Ma technique et ce que je veux dire
Ma technique, le point de croix, fait écho à ma démarche artistique. Ce point structuré et méthodique symbolise la création : combler le vide, structurer les pensées pour comprendre et écouter sa voix intérieure. L’importance d’être entendu est mise en lumière dans ma série phare Brodèmes (mot-valise de « broderie » et « poème »), où j’utilise le code Morse pour broder des mots et des poèmes. Samuel Morse a créé ce code pour permettre aux gens de communiquer et de garder le lien. Depuis 1832, ce système, à l’origine de toutes les communications numériques, a permis de nombreuses discussions, mais souvent sans une réelle écoute. Cela me peine ; nous devons apprendre à écouter vraiment. En brodant, j’essaie d’abord de m’entendre moi-même pour être ensuite prête à écouter les autres.
Le choix des broderies et le processus créatif
Réaliser des brodèmes, une série énigmatique et protéiforme, m’enthousiasme. Au premier regard, ce sont des œuvres abstraites. Mais une fois que l’on découvre la clé (le code Morse), un ordre se révèle. Je commence le processus en choisissant les couleurs des fils, en harmonie avec le poème ou le mot sélectionné. Par exemple, pour Alicante de Jacques Prévert, j’ai choisi l’orange ; pour Je vous aimais… d’Alexandre Pouchkine, le rouge ; pour Le Lion et La Colombe, poème de l’auteur contemporain Alyre, j’ai utilisé le bleu, tout comme pour Une Charogne de Charles Baudelaire. Ensuite, je crypte les mots avec le code Morse. J’ai une grande affection pour mes brodèmes poétiques. La poésie et la broderie partagent un rythme similaire : les gestes de piquer-percer créent un rythme semblable à celui des vers poétiques.
Portraits réalistes et abstractions
La réalisation de portraits réalistes, comme celui de Monroe, demande plus de temps et de précision. Pour transmettre toutes les nuances de couleur, j’utilise un logiciel qui m’aide à créer des grilles de broderie. Le procédé des abstractions est très particulier. En brodant des kilomètres de fils de couleurs pures, je ressens une réconciliation totale à l’œuvre. Cela me fait vibrer.
Manière de travailler
Souvent, je brode en silence, parfois en écoutant de la musique ou des livres audio. Je me souviens qu’en décembre dernier, pour terminer deux polyptyques de 4 mètres de hauteur (oui, j’aime les grands formats, cela prouve l’ambition de la broderie) pour une exposition, j’ai brodé 12 heures par jour… J’avoue avoir écouté de nombreux livres passionnants!
Projets
Projets et pourquoi
Lors de ma première exposition au Salon international de l’art contemporain ART3F à Paris, j’ai été surprise par la réaction des visiteurs : beaucoup n’étaient pas prêts à voir la broderie au salon de l’art ! Pour eux, c’était un art mineur, de l’artisanat pratiqué par des grands-mères.
Pourtant, il s’agit bien d’œuvres d’art majeures. J’ai dû expliquer la distinction entre l’artisanat, représenté par des objets utilitaires, et l’art, incarné par des œuvres qui n’ont pas d’utilité autre que de nous émerveiller et nous inspirer.
J’ai compris qu’exposer des œuvres brodées ne suffirait pas pour que la broderie soit reconnue comme un art contemporain. Il fallait aller plus loin. J’ai donc décidé de lancer deux projets intitulés Brodart I et Brodart II, visant à dissiper les préjugés envers la broderie et les artistes brodeurs. Le premier projet met en avant des portraits d’artistes modernes, tandis que le second éclaire les brodeuses contemporaines à travers des œuvres inspirées par leurs prédécesseurs.
Pour les portraits, je collabore avec une photographe. Je cherche les artistes sur Instagram et leur propose de participer. La plupart sont ravis de faire partie du projet. Une fois que nous aurons suffisamment de portraits, je prévois d’organiser une exposition à Paris.
Découvertes et rencontres
En travaillant sur ces projets, j’ai découvert des merveilles ! Les artistes brodeurs d’aujourd’hui sont extraordinaires. Lors de notre dernière séance, nous avons réalisé les portraits de trois artistes. Chacun a une profession différente mais cela ne les empêche pas de créer : la première est comédienne dans un théâtre à Paris, la deuxième est cavalière dans la gendarmerie et passionnée de livres, et le troisième, le plus surprenant : un père de trois enfants, barbu et viril… qui brode ! Chaque fois que je montre ces portraits, les réactions sont unanimes : cela change complètement leur perception de cet art. Et cela me réjouit !
Nous, les artistes de la broderie, avons encore un long chemin à parcourir, mais je suis convaincue que nous y arriverons. Un jour, le Grand Palais organisera une exposition consacrée uniquement aux œuvres d’art brodées, j’en suis certaine.