Bienvenu dans le monde étrange et fantastique d’Annalisa Middleton
Texte d’Annalisa Luciana Middleton, sur des questions de Claire de Pourtalès
Traduction Claire de Pourtalès
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Veillée / travail en cours, 2020 /Taille du tissu 60 x 90cm /© Annalisa Middleton
Matériaux : Fils métalliques dorés, jaseron, cannetille lisse et frisée, fils d’or japonais, fils de soie, tissu de soie chinoise Pongees, feutrine de laine, cuir et cristaux Swarovski.
J’ai grandi en bas d’une colline très abrupte, à la limite de la ville. Au sommet se dressait la Tour Noire, une section importante d’un mur médiéval qui faisait le tour de l’ancienne ville. Plus bas s’étageaient de grandes maisons avec leurs fenêtres en saillie devant de larges jardins, une école victorienne et le seul espace plat pour faire du vélo. Venait ensuite l’alignement de petites maisons identiques, d’époque Géorgienne, prévues à l’origine pour les ouvriers de Colmans. Ma mère disait que nos maisons ressemblaient à des clapiers de lapins, tout tordu, et se tordant de plus en plus à mesure qu’on descendait de la colline.
Je décris cette scène en détails parce qu’encore aujourd’hui j’ai des rêves très « Arnold Böcklin » de cet endroit. C’est l’ancre de mon inconscient, et je crois que mon imagination est née et a grandie là.

Veillée / travail en cours, 2020 /Taille du tissu 60 x 90cm /© Annalisa Middleton
Notre maison était remplie de chats, de livres, de cristaux, d’un joyeux bazar de meubles disparates, d’un piano mal accordé qui était rarement maltraité. Ma mère, férue des astres, avait son autel, lisait le Tarot et consultait le Y Jing. Nous psalmodions le mercredi soir dans une salle remplie de voix merveilleuses et à l’occasion célébrions le solstice ou l’équinoxe en dansant rituellement. Nous étions végétariens, nous mangions des currys, nous étions étranges.
En regardant ces détails de la tapisserie de mon enfance, je m’aperçois qu’elle peut sembler plutôt idyllique. Mais il y avait aussi beaucoup de problèmes, de solitude, et même d’agressivité. C’est difficile pour une seule personne d’être le centre de toute une famille, surtout quand sa santé se détériore. Je n’aime pas me focaliser sur les aspects négatifs, car il y avait aussi beaucoup de belles choses que cette éducation m’a donnée. Ma mère me laissait créer alors même qu’elle était incapable de dessiner la moindre chose elle-même. Il a toujours été évident que je pouvais faire tout ce que je voulais dans la vie, et je suis devenue artiste.

Morphosis 2018-19 / Encadré : 46cm x 40cm x 7cm / © Annalisa Middleton
Matériaux : Fils de soie et fils métalliques dorés ; jaseron, cannetille lisse et frisée, fils Japonais, paillettes, perles de verre, perles de rocaille, soie, feutrine de laine, cuir et cristaux Swarovski.
Je dessinais tout le temps, je lisais tout ce qui me tombait devant les yeux, mais je ne peux pas dire que je montrais de talent particulier quand j’étais petite, même à l’école d’art. J’avais des passions soudaines et légères, mon amour pour Salvador Dali a complètement disparu. A part pour Cindy Sherman, Rebecca Horn et Picasso, il ne me reste rien de ces premières amours qui résonne encore en moi. Mais cela fait partie du voyage. Il m’a fallu des années pour trouver le langage visuel par lequel je voulais m’exprimer. Des années pour trouver la technique qui soit comme une extension de moi-même. Les jeunes aujourd’hui portent une pression énorme de réussir impeccablement, de savoir exactement ce qu’ils sont avant même d’avoir vécu et de pouvoir tout de suite rentabiliser ce savoir. Beaucoup de gens bourrés de talents ne continuent pas simplement parce qu’ils n’ont pas le droit à l’erreur. Nous devons absolument voir qu’il y a des artistes tout autour de nous, de tous âges, certains ignorant même ce qu’ils sont. On m’a dit un jour qu’avoir du succès comme artiste c’était de savoir dire ce qu’on est, ce qu’on fait mieux que les autres. Si vous avez une histoire à raconter, il n’est jamais trop tard pour ça !
J’ai un rapport presque fétichiste avec les tissus, spécialement la soie. J’ai toujours adoré les vêtements et la notion de transformation. Tout naturellement je me suis retrouvée à travailler chez un costumier après l’université. Mon premier toit à Londres était le costumier Prangsta, un lieu brillant au milieu d’une série d’immeubles victoriens à moitié en ruine à New Cross. Le salaire était maigre et le travail difficile. Bien souvent nous travaillions des nuits entières pour terminer un magnifique costume juste à temps. Combien de créatures extravagantes, enchanteresses sont sorties de nos réserves chaotiques, de nos malles remplies de tissus trouvés sur les marchés aux puces, dans les rebus et les marchés de secondes mains et que nous transformions du bout de nos doigts ? Ironiquement, ce que nos clients avaient jeté négligemment nous le leur retournions, transformé en costume de lumière.
J’aimais et détestais tout à la fois ces soirées, ces évènements. Nos clients y emportaient ces costumes qui nous avaient couté tant d’heures de travail et je craignais toujours qu’ils ne reviennent pas en un seul morceau.

Veste aux seiches, 2017 / © Annalisa Middleton
Matériaux : Fils de soie et de coton, fils métalliques dorés ; jaseron, cannetille lisse et frisée, fils Japonais, paillettes, soie, feutrine de laine, cuir et cristaux Swarovski.

Veste aux seiches, 2017 / © Annalisa Middleton
J’ai toujours aimé les costumes mais après 7 ans, je ne trouvais plus la même flamme. Je voulais devenir une artiste à part entière.
Je savais que je voulais continuer à travailler avec les tissus, et j’ai donc commencé à expérimenter avec le patchwork, le pochoir et la broderie. J’ai acheté le livre d’Alison Cooks Techniques de la broderie d’or, pour m’aider à comprendre comment réaliser mon premier vêtement en broderie d’or. Les instructions étaient claires et j’ai pu terminer une magnifique pieuvre d’or dans une grande variété de fils métalliques et de techniques de rembourrage.
A l’époque, je préparais une exposition de costumes et d’accessoires décorés de mes propres symboles, explorant comment l’habit pouvait devenir un outil dans un rituel, ou un sort pour celui qui le portait. J’étais inspirée par le travail d’Austin Osman Spare, un obscur artiste de Southwark, connu aussi pour ses sceaux magiques et ses dessins automatiques. Ce lien avec le monde des esprits donne à son art un aspect surnaturel, des personnages encore plus hors du monde que ceux d’Audrey Beardsley avec qui il est souvent associé. Les sceaux sont des marques, des symboles uniques fabriqués avec l’intention de créer des messages secrets.
C’est le désir de donner un sens au tissu qui m’a conduite à la broderie d’or. Pendant 2000 ans, cette technique a servi pour les vêtements religieux ou militaires, leur donnant un pouvoir spirituel et une distinction. La nature même du travail en relief me fascine. Créer des contours, des fondations sur lesquelles viendront se poser ces magnifiques matières ressemble plus à un travail de sculpteur que de brodeur. En même temps, c’est un travail plus facile pour les doigts que celui de couturière qui était le mien avant. J’ai eu l’impression d’acquérir de vraies connaissances d’une manière que je n’avais jamais connue avant.

Seiche, dessin, 2017 / © Lauren Young Smith
Œuvre originale de Lauren Young Smith / Crayon et encre
J’ai réalisé quelques vestes magnifiques, dont l’une a remporté le premier prix Hand and Lock 2016. Mon œuvre préférée est celle que j’ai créée en collaboration avec l’artiste Lauren Young Smith. Les détails brodés sont une interprétation de ses dessins. Ce processus a été un élément fondateur pour moi, pour mon art. J’ai ainsi appris comment créer des rembourrages, des épaisseurs les unes sur les autres, comment illustrer avec de la soie, du cuir, des perles. Je me suis parfois inspirée de ce que je trouvais en ligne, comme pour réaliser en perles les collerettes des seiches. Parfois j’ai tout inventé, comme une jupe qui se repliait selon un dessin, avec toutes les perles de cannetille venant se glisser parfaitement les unes contre des autres. Plus j’examinais les détails de ses dessins, plus je devenais habile à utiliser mes matières. En regardant de près vous pouvez voir que mes personnages portent des bas de tulle dans leurs chaussures de cuir.
Pour la première fois, j’avais devant moi une pièce avec laquelle j’étais parfaitement heureuse. A chaque fois que j’en ouvrais la boîte, c’était comme la voir pour la première fois. Elle semblait bien trop précieuse pour être portée comme un simple vêtement. Décorer des habits en relief me sembla alors trop restreint et je me suis dirigée vers la broderie d’art de surface. Je voulais raconter des histoires avec des personnages issus du folklore, en les créant avec des matières magnifiques, brillantes, dans des scènes aussi riches que des rêves. Il y avait beaucoup de travail pour arriver à créer ce que j’avais en tête. Parfois je pensais que j’allais toujours vivre dans l’ombre de cette première réussite, mais j’ai continué à travailler, à expérimenter. La broderie m’a redonné le goût du dessin. Et même si la plupart de mes essais restent rudimentaires, parfois j’arrive à mettre en place un concept avec lequel j’ai envie de travailler.

Veste aux seiches, 2017 / © Annalisa Middleton

Poulpe nageant, 2019 ; Taille 6 cm x 8 cm / © Annalisa Middleton
Matériaux : Fils et fils métalliques dorés, feutrine de laine, cuir et cristaux Swarovski.
Je m’inspire des personnages mythologiques, du japonais Ukiyo E, des illustrations de Jean Giraud (Moebius) et d’Ernst Haekel. Ils donnent naissance à des idées pour raconter leur histoire autrement. J’ai adoré lire l’interview de Hayao Miyazaki quand il expliquait que son chef d’œuvre Ponyo était né de son amour pour le dessin animé de Disney, La Petite Sirène. Notre façon de voir peut être si différente, il y a toujours quelque chose d’unique qui résonne en nous, individuellement. Nous voyons des détails qui ont de l’importance pour nous, et qui finalement nous conduisent plus loin.
J’ai commencé à développer l’idée de Morphosis comme une œuvre aux techniques variées. J’avais en tête de créer un paysage pouvant être utilisé pour un livre de science-fiction. Je me suis laissée inspirée par la technologie organique, faite pour transporter et acquérir des informations à travers l’univers, un outil de surveillance et en même temps une graine. Je suis fascinée par l’idée que les grands corps spatiaux fassent écho aux plus petites cellules, que l’échelle est toujours à interpréter, du microscopique au titanesque, de ce qui grandit comme de ce qui diminue. On m’a dit que cette œuvre ressemblait à un dieu, à une fresque égyptienne, voir à un virus. Ce que j’estime être un succès ! Mon idée a toujours été de construire une collection autour de cette pièce, des petits morceaux issus de sa réalité imaginaire, contenant des inspirations de fiction extraterrestre et de l’étude des cristaux Bismuth.
J’ai été enchantée que mon Morphosis ait été accepté pour l’exposition des Joaillers de Londres en 2020. Normalement ils n’accueillent que des bijoux. Évidement l’exposition a été annulée, mais j’espère que l’année prochaine ils pourront exposer cette œuvre. J’adorerai la voir dans une vitrine !
Inconsciemment, je pense avoir réussi à mettre de l’humour dans le projet qui m’a accompagné pendant le confinement. D’abord, il est vraiment grand (60 x 100 cm). Oui, en broderie, c’est un grand espace à remplir, mauvaise gaffe pour moi ! C’est en fait une procession, un festival d’esprits et c’est aussi une marche funèbre. Les deux grandes figures portent des éléments qu’on retrouve dans les personnages de l’Opéra de Pékin et du Théâtre Nô. Mes fantômes phalliques, appelés aussi « La pénis parade », est un joyeux symbole de fertilité transportant un suaire dans l’au-delà. Avec un thème si sombre, j’ai voulu célébrer la beauté de la couleur et de la fête. Je me suis inspirée de l’art folklorique d’Ukraine et de Pologne pour choisir les tons vert et orange : ces nuances donnent de l’acidité à l’ensemble, qui est aussi illuminé par des rayons rouges d’un soleil sanglant. J’ai utilisé 16 tons de soie Pongees pour les appliqués. Ils sont brodés sur un léger rembourrage de feutrine. J’ai ajouté des fils d’or selon les techniques de la broderie d’or, des fragments de cannetille et de jaseron mêlés à des perles ; du passé plat ainsi que de minuscules ajouts de tissus. Je pense pouvoir la terminer au début de l’année prochaine.

Veillée / travail en cours, 2020 /Taille du tissu 60 x 90cm /© Annalisa Middleton

Morphosis 2018-19 / Encadré : 46cm x 40cm x 7cm / © Annalisa Middleton
J’ai dans l’idée de lancer une gamme, mais je sais aujourd’hui que cela ne va pas se faire comme je l’avais imaginé. Je n’arrive pas à voir comment rendre ma broderie « portable ». Je déteste me répéter, broder peut être très ennuyant et prend beaucoup de temps. Je veux pouvoir pousser les limites aussi loin que possible quand je crée quelque chose de nouveau, pour éviter ce sentiment de stagnation. C’est tellement frustrant de réaliser mes projets avec ce médium. J’ai souvent des crampes aux mains et toujours plus d’idées que de possibilités physiques de les réaliser. Mais tout ça vaut le coup. Pour moi ce n’est pas une question d’être reconnue ou de devenir riche. Parfois je ressens que ces pièces veulent être créées, ont besoin de l’être. Je dois continuer parce que je le peux. Si je crée une pièce je veux qu’elle soit incroyable. En la regardant une fois terminée je veux pouvoir me demander comment j’ai pu y arriver. Il y a quelque chose qui se passe quand j’interprète un de mes dessins. Il y a un développement organique, naturel, comme si j’étais guidée par autre chose. Je n’ai jamais une idée précise de ce que sera la pièce terminée, j’avance et je développe au fur et à mesure ; je décide à chaque pas.
Pour l’instant je suis plutôt contente de pouvoir garder mes pièces. Peut-être que quelqu’un voudra les acheter un jour. Il me semble assez irréaliste de vouloir créer un marché pour ce genre d’œuvres. Elles prennent tellement de temps et sont tellement petites. Mais ça c’est l’art textile. Moi, je veux juste pouvoir imaginer et créer des choses magnifiques.
Ceci dit, peut-être que je pourrai un jour créer une ligne. On ne sait jamais. Au début de 2020 j’ai réussi à aménager un studio à Bethnal Green avec l’espoir de pouvoir donner des cours tout en ayant un espace de création. J’aime rencontrer des gens intéressés par la broderie. C’est très important d’avoir ces moments sociaux pour casser un peu notre solitude. J’espère que ce projet sera en harmonie avec le reste de mon travail et même facilitera ma créativité. Je n’ai pas l’intention d’enseigner des choses complexes, ni même des techniques. En tout cas pas au début. Mon atelier sera un espace pour créer des projets superbes et pour mieux expliquer mon processus créatif, quand je mélange des appliqués et des perles aux techniques de la broderie d’or.
Selon les restrictions imposées par la pandémie, j’espère pouvoir recevoir des étudiants dés Halloween. Si vous êtes intéressé, envoyez-moi un email (en Anglais) ou suivez-moi sur mon site et mes réseaux sociaux.

Veillée / travail en cours, 2020 /Taille du tissu 60 x 90cm /© Annalisa Middleton
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