Fuir la violence et trouver la beauté et la guérison dans la broderie
Valarie Lee James
Tout brodeur vous le dira : broder ou crocheter répare lentement, point par point, un esprit brisé. C’est la seule chose que je peux faire au milieu de la nuit pour apaiser ma tête, quand dormir est impossible. Pour plusieurs femmes victimes des violences au Honduras, le crochet est leur arme pour empêcher leurs démons de les rejoindre. Cet art est souvent la bouée de sauvetage vers un avenir sans peur.
Je suis bénévole dans un centre abritant des requérants d’asile à Tucson. Récemment j’ai découvert la vraie étendue des souffrances endurées par les femmes du Honduras, dans un article de Sonia Nazario (The New York Times). Régulièrement violées et torturées, voir tuées, ces femmes sont alors jetées sur le bord de la route où jouent des enfants.
Au milieu de cet article éprouvant se trouvait une image incongrue : les mains d’une femme brodant un oiseau en plein vol. Elle est la fondatrice du centre pour femmes dans la ville de Choloma (Honduras) qui abrite des femmes violentées. Ici on leur apprend à protéger leurs droits, ainsi que les bases du crochet et comment vendre leurs travaux.
Dans le peu que ces femmes peuvent prendre avec elles dans leur fuite vers le nord se trouve souvent une création faite à la main reçue par leur famille. Bien souvent elles doivent abandonner le peu qu’elles ont en route, mais les connaissances reçues, elles, ne sont jamais oubliées.

Une femme migrante brodant dans le centre d’asile Casa Alitas, Tuscon, Arizona (Photo de l’auteur)
Un jour j’ai trouvé un petit napperon dans le désert. Au centre, un morceau de bois et tout autour des rangs serrés de laine bleue – un petit objet qu’une femme n’a pas pu terminer lors de sa fuite. Pensée émouvante : au milieu des dangers et des souffrances de sa migration, une femme a pris le temps de faire ce napperon au crochet.
J’ai pu voir de mes propres yeux comment l’art du crochet et de la broderie pouvait soigner les femmes et les hommes qui viennent dans le centre de Casa Alitas. Au bout d’un long corridor, après les dortoirs où s’entassent les lits de la Croix-Rouge, il y a une pièce dédiée aux activités, un luxe rare dans ce centre d’accueil géré par des bénévoles.
Cette pièce servait de salle de couture pour les religieuses Bénédictines qui habitèrent là pendant 80 ans avant que leur monastère ne soit transformé en centre d’asile. La lumière naturelle pénètre abondamment sur une grande table au centre. Ici on apprend l’anglais, les enfants peuvent peindre et de jeunes mères, un enfant sur les genoux, brodent et crochètent. Si on entend les cris des enfants qui jouent dans le couloir, ici c’est un sanctuaire de tranquillité autour de la créativité. Un lieu de repos pour les migrants épuisés et stressés.
Et qu’importe la fatigue, les émigrées sont impatientes de mettre leurs mains au travail. Les survivantes gardent bien souvent des cicatrices qui resteront toute leur vie, mais la nature réconfortante et la patience nécessaire des travaux d’aiguille leur redonnent la force et la résilience d’avancer une journée de plus. En Amérique du Sud, la « comadre » reste la base de la famille et de la communauté – l’amitié et le respect entre femmes ; le travail en commun.

Dans mon sac, j’ai mis une broderie de ma mère. C’est en partageant cette petite pièce et comment elle me relie à ma mère que je peux entrer profondément en connexion avec ces femmes. Elles sourient, hochent la tête, leur regard s’adoucie et leurs épaules se détendent. Nous avons toutes perdu notre mère et la maison de notre enfance. Broder et crocheter ces tissus nous permettent de garder nos disparus en vie.Les femmes de l’asile inventent leurs propres dessins, en se basant sur des livres d’oiseaux, de papillons, de fleurs. Elles choisissent leur matériel avec soin – aiguille, fils, tambour. C’est en brodant ou en crochetant qu’elles iront en bus jusqu’aux centres d’accueil aux États-Unis.
D’autres femmes trop épuisées pour créer leurs dessins participent à un projet de broderie en groupe : elles brodent une grande toile de coton sur laquelle est dessinée Notre Dame de Guadalupe, la personnification de la résilience féminine face à l’adversité.
Nous sommes tous des créateurs. Le besoin profond de créer avec nos mains nous vient de notre instinct de survie, pour créer une forme de sécurité face à la peur. Pour transformer le laid et le cassé en quelque chose porteur de sens et de beauté. Pour transcender le présent comme un oiseau en vol, que dessinent souvent les enfants migrants. Voici le fil commun à toute l’humanité.
Nous sommes inventifs quand on veut décorer notre foyer. Ce n’est donc pas si surprenant que la demande des familles qui doivent attendre des semaines voir des mois dans un centre d’accueil de Nogales, à 60 km de Tucson, ne soit pas tant de la nourriture, des habits et des couvertures, mais des crochets et des fils.
Article de Valarie Lee James, paru le 15 juillet 2019
Traduction Claire de Pourtalès – Le Temps de Broder
Partager