
L’art de la broderie intéressant un nombre grandissant mais encore limité de connaisseurs, les livres le concernant sont souvent en Anglais. C’est le cas pour celui-ci (mais comme il s’agit de la broderie des Iles Anglaises, on leur pardonne !).
Je trouve cependant que la richesse de ce livre doit être partagée. Jessica Grimm en a fait une excellente présentation, que je traduis ici.
L’article original se trouve ici
L’article est paru dans la revue The Journal of Dress History (Winter 2020). Site que je vous recommande!
Texte dr Jessica Grimm
Traduction Claire de Pourtalès
The lost art of the Anglo-Saxon world. The sacred and secular power of embroidery // L’art perdu du monde anglo-saxon. Le pouvoir sacré et séculaire de la broderie
Pour la plupart d’entre vous, ce n’est pas une surprise : j’adore les livres ! Vous êtes nombreux à me suggérer de nouvelles parutions qui viennent s’ajouter à ma bibliothèque. « L’art perdu du monde Anglo-Saxon » d’Alexandra Lester-Makin est l’une de mes dernières acquisitions.
Il s’agit d’une thèse de doctorat publiée sous forme de livre. Mais que cela ne vous effraie pas. Alexandra est à la fois une archéologue et une élève de la Royal School of Needlework ce qui rend son travail tout à fait unique.
La recherche autour des autres formes d’arts, comme la peinture ou la sculpture, sont toujours à la mode. La recherche autours de la broderie et de ses artistes traverse des cycles. En ce moment nous vivons une vraie renaissance de l’intérêt pour cette forme d’art si souvent dévalorisée.

La cape de saint Cuthbert, vers 909-916, Cathédrale de Durham © Jessica Grimm
Le livre se divise en 6 chapitres, qui suit un catalogue élaboré. Après un chapitre d’introduction sur la broderie anglo-saxonne, vient un chapitre sur les données connues et les difficultés qu’elles représentent. Comme vous le savez sûrement déjà, il ne reste presque plus rien du début de la période médiéval (410-1066 pour les Iles anglaises). Pour ces quelques 600 ans il ne reste que 41 éléments sur lesquels travailler. Et sur cet ensemble, nous n’en avons que 3 de complets : les broderies de Cuthbert de Durham, les broderies de Maaseik en Belgique, et la «tapisserie» de Bayeux. Tout le reste se présente sous la forme de fragments. Parfois, seuls les trous dans le tissu ont survécu, le fil ayant disparu. Ailleurs, il n’existe même pas de preuve originale, mais des impressions sur des objets en métal (minéralisation) ou carbonisé par le feu. Oh, et il y a encore ces fragments impossibles à voir car ils sont tout simplement trop fragiles, montés de telle manière qu’ils sont impossibles à voir ou qui ont tout simplement disparu. Les dater avec précision relève aussi de l’exploit.

Broderies de Maaseik, vers 850, Belgique © Jessica Grimm
En tant qu’archéologue moi-même, j’ai travaillé sur les os des animaux. J’étais donc très sceptique quand j’ai réalisé que ce travail était basé sur un nombre si restreint d’objets, à la datation problématique.
Aurai-je écrit une thèse de doctorat sur 41 exemplaires d’os d’animaux, dont seulement 3 auraient été des squelettes complets ? Avec des fragments soit brûlés, inaccessibles ou perdus, ou à la datation plus que large ? Et avoir pu mettre en place une théorie cohérente sur l’agriculture, la chasse, la pêche, les échanges commerciaux s’étendant sur une période de plus de 600 ans dans toute l’Allemagne ?
Non. A la place, j’avais des milliers d’ossements, en très bonne condition, plusieurs parfaitement bien datés et presque tous accessibles à mon inspection. Et pourtant, je n’ai été en mesure que de tirer des conclusions timides et des hypothèses provisoires sur l’utilisation des animaux et des produits qu’ils fournissaient à la ville médiévale d’Emden.
Est-ce que cela signifie que je pense qu’Alexandra a fait un mauvais travail ? Oh non, loin de là ! Mais comparer les restes avec lesquels elle a travaillé avec les restes sur lesquels j’ai pu travailler vous donne une estimation de la pauvreté de nos connaissances dans ce domaine. Alexandra a dû élaborer un cadre théorique archéologique unique pour extraire le maximum d’informations possible de chacun de ces fragments. Et elle a fait ça remarquablement bien.
Dans le chapitre 3, Alexandra nous montre comment elle a pu extraire toutes ces informations de ces fragments brodés en écrivant leur biographie. Elle y inclut les détails des analyses techniques, des études minutieuses et très documentées sur les objets entourant ces restes et leur contexte. Et ceci pour toute la durée de vie de ces restes, jusqu’à aujourd’hui. Alexandra étant à la fois une archéologue et une brodeuse professionnelle, elle est donc parfaitement équipée pour faire ce genre de recherches.
Avec ce cadre théorique de recherche en place, elle a ensuite analysé toutes les broderies à sa disposition. Le résultat se divise entre La broderie dans la société Anglo-Saxonne au chapitre 4, et entre La production brodée dans le Haut Moyen-Âge des Iles anglaises, au chapitre 5.
Je suis vraiment impressionnée par les idées qui lui sont venues. Par exemple, bien qu’il n’y ait presque aucune source écrite sur la formation des brodeurs professionnels pour le Haut Moyen-Âge, l’analyse très précise de la longueur des points, et de leur exécution l’a conduite à conclure que les brodeurs devaient recevoir une longue formation pour arriver au point de perfection qui était le leur. Ou même nous donner à nous archéologues de quoi penser quand nous fouillons un site d’habitations. Est-ce qu’une maison particulière aurait pu abriter une brodeuse ? Est-ce qu’il y avait assez de lumière naturelle ? Pouvait-elle rester propre ? Pas vraiment les idées qui taraudent les archéologues ou les historiens d’art quand ils fouillent ces lieux !

La tapisserie de Bayeux, 11ème siècle, France
Certaines de ses conclusions me semblent plus difficiles à justifier en tenant compte du peu de fragments que nous avons, notamment sur l’usage et la disparition de certains points ou techniques. Ces changements semblent avoir eu lieu au moment de la christianisation des Iles. Mais il ne faut pas vouloir faire de grandes généralités, il s’agit peut-être de coïncidences que d’autres découvertes nous permettraient de vérifier. Ceci dit, j’aime l’idée du point bouclé comme étant l’image du serpent mythologique qui protégeait à la fois celui qui portait le vêtement, et son ourlet !
Personnellement, j’ai appris beaucoup en lisant ce livre. Bien trop souvent je n’ose pas publier mes propres recherches sur la broderie, en pensant que mes sources sont trop limitées. La recherche d’Alexandra m’a enseigné une nouvelle approche de mes sources et comment en extraire un maximum d’informations.
Elle me donne aussi la force d’éditer mes recherches. Après tout, si vous ne partagez pas vos recherches pour qu’elles soient testées, vous n’aidez pas la recherche sur l’histoire de la broderie. Alexandra a osé, et l’a fait avec talent.
Sources
Browne, C., G. Davies & M.A. Michael (eds.) (2016) English medieval embroidery: Opus Anglicanum. London: Victoria & Albert Museum.
Grimm, J.M. (2010) Animal keeping and the use of animal products in medieval Emden (Lower Saxony, Germany), self-published.
Lester-Makin, A. (2019) The lost art of the Anglo-Saxon world: the sacred and secular power of embroidery. Oxford: Oxbow Books.
Schuette, M. & S. Müller-Christensen (1963) Das Stickereiwerk. Tübingen: Wasmuth.
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