La broderie Opus teutonicum – un essai de définition

21/07/2020

Les broderies médiévales à points comptés de l’aire germanique constituent un ensemble de broderies très variées. Du 12e au 15e siècle, ces broderies ont en commun l’utilisation de points comptés, c’est à dire que chaque point est réalisé de manière précise en comptant les fils du support de la broderie (tissu).
En dehors de cette caractéristique technique, le corpus est fort hétérogène. Pourtant bien souvent, les ouvrages relevant de cette période et de cette zone géographique sont désignés par une appellation générique, comme “german brick stitch” (point de brique allemand) ou “opus teutonicum”. Ces deux appellations posent problème. En effet, l’appellation point de brique ne reflète pas la diversité technique. Quant à l’opus teutonicum, il a une définition historique bien précise qui s’accommode assez mal de cette généralisation.

Je vous propose un petit tour d’horizon de ces différentes broderies pour décrire leurs caractéristiques techniques et graphiques et tenter de les désigner de manière satisfaisante.
• Est-ce que ce corpus peut être considéré comme un grand ensemble cohérent ?
• Est-ce que les différences techniques et graphiques nous permettent d’imaginer des sous-ensembles stylistiques et de les relier aux définitions existantes ?

L’adoration des mages, nappe d’autel, seconde moitié du 14e siècle © MET New York (29.87)
Le nom des brodeuses y apparait: Sophia, Hadewigis et Lucardis [1]

Ce travail va également me permettre d’introduire la notion de style de broderie.
En effet, dans le cadre de la reconstitution de broderie médiévale, il est important de comprendre ces notions de style de broderie afin d’obtenir un résultat le plus crédible possible qui respecte tout à la fois les contraintes techniques et graphiques. Grâce à une meilleure description et des définitions claires, j’espère permettre à chacun de mieux comprendre les ouvrages de ce type, de les relier entre eux et de faire des choix éclairés en termes de reconstitution.

L’opus teutonicum
La définition la plus connue de l’opus teutonicum est sans doute celle que donne Kay Staniland à la fin de son ouvrage Les brodeurs : “(…) se rapporterait aux broderies en fil de lin sur toile blanche” [2]. Staniland complète cependant la description de la broderie germanique par l’apport de fils de soie polychrome. “L’or y est très peu employé, parfois pas du tout, ce qui est caractéristique de la broderie germanique du 12ème siècle ; la richesse des effets obtenus par les fils de soie de couleurs compense néanmoins ce manque”.
Nous allons voir comment comprendre cette définition et quelles pièces peuvent s’y rapporter à travers les exemples suivants.

L’adoration des mages, nappe d’autel, seconde moitié du 14e siècle © MET New York (29.87)
Ici, nous avons accentué le contraste pour que la broderie soit plus visible.

L’Opus Teutonicum : broderies de lin
Au Moyen-Âge, les broderies au fil de lin étaient effectivement considérées comme typiquement allemandes, les termes opus teutonicum, opus alemanicum ou ad modum allamanicum se retrouvent dans des inventaires de cette période et il apparaît que c’est bien la nature des matériaux (le lin) qui définisse cette appellation en opposition aux broderies au fil de soie, et aux broderie d’or de l’opus anglicanum.
L’utilisation du lin en broderie est souvent interprétée comme une réponse à un problème économique. En effet, ces broderies provenant de couvents de régions pauvres (Basse-Saxe), il peut sembler évident qu’à une époque où la soie est importée (la culture de la soie ne se développe en Italie que vers la fin du 12ème siècle et vraisemblablement au cours du 13ème siècle dans le sud de la France), des matériaux moins coûteux aient été utilisés.
Pour autant, il semble que l’utilisation de matériaux simples réponde aussi à un impératif monastique : une expression de piété et de modestie. Les ordres monastiques rappellent régulièrement l’interdiction du luxe. Dans les monastères de femmes en Allemagne, des règles sont édictées pour imposer le lin, y compris dans l’ornementation.
Certaines de ces pièces, comme la nappe d’autel ci-dessus, mettent même en scène les moniales qui ont brodé leur propre mobilier liturgique.

L’Opus teutonicum : broderie aux accents colorés
Au 19ème siècle, les historiens de l’art ont consacré l’expression opus teutonicum pour désigner ces broderies blanches au fil de lin. L’appellation broderie blanche sous-entend que la couleur n’y est pas présente du tout (les exemples modernes de broderie blanche, comme la broderie de Richelieu ou la broderie Hardanger n’utilisent pas du tout de fils colorés). Il est en effet notable qu’un certain nombre de ces broderies médiévales allemandes soient parvenues jusqu’à nous entièrement blanches. L’absence de couleur a alors été interprétée comme un rappel symbolique de l’idéal de pauvreté des ordres, en particulier de l’habit blanc des cisterciens.
Mais les recherches récentes de Stefanie Seeberg [3] viennent nuancer ces observations et interprétations. En croisant les descriptions datant du 17ème siècle de ces broderies, des observations minutieuses et des analyses à la lumière UV, elle a pu dresser un portrait-robot de ce à quoi ressemblaient ces broderies au Moyen-Âge.
Il en ressort que ces broderies réalisées au fil de lin sur toile blanche présentaient des touches de couleurs. Les lignes de contour et des accents étaient réalisés à l’aide de fils de soie, de laine ou de lin colorés. La teinture du lin étant peu durable dans le temps, certaines de ces broderies nous apparaissent aujourd’hui entièrement blanches. Elles semblent pourtant relever du même courant stylistique que celles où les accents sont réalisés en soie comme le relevait Kay Staniland dans son livre.

Cette tenture à dominante blanche est brodée de motifs nombreux : scènes religieuses (Annonciation), animaux, motifs héraldiques, le tout entouré de feuillages. Le fond en lin blanc est largement visible. Certains éléments sont brodés en blanc, rehaussé de couleurs pour les contours. D’autres éléments sont brodés en couleur.

Tenture de l’abbaye d’Isenhagen, 1346-1355 © Bildarchiv Foto Marbug – Thomas Scheidt (fmd477356)

 

Rapprochons-nous du cerf au serpent (ci-dessous). Le corps du cerf est brodé de blanc, le contour de bleu et ces bois sont brodés en brun. Le serpent est brodé en bleu. La broderie blanche est réalisée à point comptés : les pattes et la tête au point de brique, le corps au point de satin qui laisse voir le tissu de fond et crée ainsi une texture géométrique. Les bois et le serpent sont brodé au point droit de tapisserie empiétant. Le contour est brodé au point de tige.

On peut observer la même répartition des points de broderie sur ce second détail d’un homme (probablement Samson) chevauchant un lion. A noter que les pieds de l’homme n’ont pas été brodés, mais juste tracés.
Il semble qu’il faille imaginer l’ensemble des broderies de l’opus teutonicum comme cette tenture pour se représenter leur état à l’époque de leur fabrication.

L’Opus teutonicum : broderie à textures
Autre spécificité de ces broderies à dominante blanche, c’est le contraste de perception selon la distance d’observation. En effet, vus de loin, les accents colorés devaient permettre de percevoir et de lire rapidement le dessin brodé. Mais de plus près, la variété des textures des points de broderies offrait une lecture plus subtile et plus précise de ces dessins. On peut compter plusieurs dizaines de motifs différents sur une même pièce. Lorsque l’on étudie plus attentivement le traitement graphique de ces broderies, on constate que l’on retrouve le même traitement que dans la peinture de cette époque, comme sur les détails de la nappe d’autel que l’on a vue précédemment.

Sur ce détail de la broderie, on peut mieux apprécier les différentes textures créées par la broderie monochrome. Le décor floral du fond est traité de manière uniforme tandis que les différentes parties des personnages présentent des textures variées. Les couronnes et les auréoles ont un contraste de texture important tandis que le visage ou la main sont traités de manière plus subtile, rappelant ainsi ce qu’on peut observer en peinture, notamment avec le travail de l’or.
C’est la raison pour laquelle l’appellation « german brick stitch » ne peut pas s’appliquer à toutes les broderies germaniques de la période médiévale. En effet, elle ne met l’accent que sur un seul point de broderie au détriment de tous les autres qui sont largement utilisés et contribuent fortement à la spécificité de ces broderies. Il existe bien un corpus de broderies réalisées exclusivement au point de brique en soie polychrome mais il semble inapproprié de généraliser cette appellation à l’ensemble des broderies à points comptés de l’époque médiévale.

Ci-dessous, détails de la nappe d’autel avec des contrastes différents pour mettre en lumière le travail remarquable des brodeuses

Antependium
Cette tenture apparaît blanche de loin mais on peut observer de légers accents de couleur jaune et rouge. La broderie laisse largement voir le tissu de fond en lin blanc. Elle est brodée de scènes religieuses, d’animaux et de personnages fantastiques inscrits dans des décors architecturaux. D’autres décors animaliers et floraux encadrent le tout.
Malgré l’aspect fortement monochromatique, on distingue assez vite les différentes textures créées par la broderie. Que ce soit entre les différentes parties des personnages (visages, différentes parties du corps, vêtements) ou des décors.

Antependium, Allemagne, 1301-1400 © KIK-IRPA, Bruxelles, Belgique, cliché G005123

Approchons-nous de ce personnage brodé en blanc avec des rehauts et un contour brun. Seule la coiffe est brodée en jaune. Le corps est brodé de points lancés formant des formes géométriques proches du losange, le visage est brodé au point de brique tandis que la coiffe est brodée en jours (c’est à dire que les points sont serrés si fortement qu’ils écartent les fibres du tissu pour former des trous ou “jours”). L’encadrement architectural, en blanc également, est brodé au point de satin formant une texture géométrique élaborée.

On le voit encore sur cet exemple, c’est l’ensemble des caractéristiques que nous avons relevées qui donnent à cette broderie sa spécificité et la possibilité de lire les scènes : broderie à dominante blanche où les silhouettes se détachent du tissu de fond par leur texture. Les rehauts de couleurs facilitent la lecture des images et mettent l’accent sur des éléments forts (auréoles par exemple) tandis que la variété des textures de broderie affine la lecture et attire l’œil de plus près.
C’est la définition d’un style de broderie : il est possible de lister des caractéristiques techniques, graphiques, etc., qui doivent tous s’y trouver.

Conclusion
Nous pouvons à présent établir un contour plus précis de ce que peut désigner l’Opus teutonicum :
Des motifs figuratifs brodés sur toile de lin laissant apparaître le tissu de fond. La broderie est réalisée au fil de lin en dominante blanche avec des accents colorés. La technique employée est majoritairement composée de points comptés créant des textures variées qui soulignent les motifs.

Nous sommes encore loin de l’ensemble du corpus de broderies germaniques à points comptés de l’époque médiévale. En effet, toute une partie de ce grand ensemble est composé de broderies largement polychromes.

Notes
[1] Seeberg S. (2012) Women as makers of church decoration: Illustrated textiles at the monasteries of altenberg/lahn, Rupertsberg, and Heiningen (13th-14th c.); Martin, Th.: Reassessing the Roles of Women as ‘Makers’ of Medieval Art and Architecture. Volume one. Boston: Brill.
[2] Staniland, K. (1992). Les brodeurs (Les artisans du Moyen âge). France : Brepols
[3] Seeberg, S. (2014). Textile Bildewerke im Kirchenraum: Leinenstikereien im Kontext millerlalterlicher Raumausstattungen aus dem Prämonstratenserinnen-Kloster Alterberg / Lan. Allemagne : Michael Imhof Verlag ed.

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