Dans le monde de la broderie et des arts de l’aiguille on a tous entendu parler de l’aventure de la Tapisserie de Game of Thrones®.
Mais les articles lus m’ont laissée sur ma faim et j’ai voulu « rencontrer » Valerie Wilson (la responsable du projet) et Anne James (brodeuse émérite) pour en savoir plus.
Voici donc un voyage assaisonné d’humour anglais à la rencontre des créatrices de la (nouvelle) célèbre tapisserie.
La série Game of Thrones®, qui a été tournée en partie en Irlande du Nord, est entrée dans l’héritage culturel du pays en 2017. Pour marquer cet évènement, Tourism Ireland et Tourism Northern Ireland ont commandé une tapisserie réalisée dans un style médiéval, reproduisant les scènes-clé de la série, ses personnages et les lieux du tournage.
Mise à part la durée du travail (seulement 4 mois pour broder les 6 premières saisons), tout dans cette aventure était hors-norme. La tapisserie a d’abord été dessinée, selon les directives de HBO à Jelly London. Puis les dessins ont été envoyés à Dash&Miller (Bristol) pour être tissés à la main sur une version spéciale d’un métier Jacquard. Ce sont Franki Brewer et Juliet Bailey qui étaient à la tête de cette équipe. Le lin utilisé provenait des fabriques de Ferguson à Banbridge (Irlande du Nord), livré par John England Textiles. C’est la même entreprise qui a fourni les tissus pour la création des costumes de Game of Thrones, certains entrant même dans la création de la tapisserie.

La Tapisserie exposée à l’Ulster Museum en 2017 ©National Museum NI
Une fois la tapisserie terminée, une équipe de 30 brodeuses a repris à l’aiguille certains détails sous l’œil attentif de Valerie Wilson, conservatrice au Musée National des Textiles d’Irlande du Nord. Les détails brodés étaient des couronnes d’or, des marcheurs blancs, du sang (beaucoup de sang !), des entrailles et des dragons cracheurs de feu.
Qui a décidé quelles parties seraient re-brodées ?
Valerie : elles ont été choisies par HBO pour souligner certaines scènes ou personnages.
Quels points avez-vous utilisés ? Ont-ils changé pendant vos mois de travail ?
Valerie : on a utilisé des points similaires à ceux de la Tapisserie de Bayeux (principale source de référence) : couchure, point fendu, point de sable, point de chaînette, passé empiétant. Les points ont été choisis au début du projet et sont restés les mêmes tout au long des 87 m de la tapisserie.
Comment s’est fait le choix des couleurs ?
Valerie : nous avons pris un coton Madeira 8, ainsi que quelques fils métallisés pour les couronnes et les armes. Les illustrateurs, avec l’accord de HBO, nous ont envoyé un dossier avec les références des couleurs et les motifs à broder. Il était important que les cheveux aient une certaine couleur, il fallait que les flammes soient d’un certain jaune et bien sûr, il fallait beaucoup de rouge… pour le sang !

Détails de la Tapisserie ©National Museum NI

Détails de la Tapisserie, bandeau inférieur ©National Museum NI
Valerie : les illustrateurs la connaissaient mais à part deux ou trois d’entre elles, les brodeuses ne l’avaient jamais vue. Je l’ai découverte en septembre 2019, quand je suis venue voir l’exposition de notre tapisserie à ses côtés. Et j’ai compris d’où venait l’inspiration des illustrateurs : tout y était, des chevaux tombants, des corps décapités, des armes, des armoiries, etc. Les couleurs se sont atténuées avec le temps puisqu’elles étaient teintes avec des produits naturels. Pour que les détails de notre tapisserie ressortent au mieux du fond tissé, les couleurs que nous avons utilisées étaient très brillantes. Quand on connait la série, on ne devrait pas être étonné que la couleur la plus utilisée ait été le rouge… sang !
Aviez-vous vu la tapisserie de Bayeux avant de commencer votre travail ? Quelle a été son influence ?
Anne : j’ai trouvé particulièrement intéressant de voir les liens entre les deux tapisseries. Certaines scènes sont vraiment proches ! La grande différence entre les deux œuvres est que la tapisserie de Bayeux est en fait entièrement une broderie, alors que la nôtre est une tapisserie re-brodée.

Anne Robinson brodant un panneau ©Tourism Ireland
Comment se passait le travail ?
Valerie : les panneaux faisaient 11 m de long et ne permettaient que 6 brodeuses à la fois. On travaillait à main levée. Parmi l’équipe, plusieurs brodeuses étaient de grandes fans de la série et leurs connaissances des personnages, des familles, etc. étaient inestimables pour nous. Elles veillaient par exemple à ce que les cheveux de tel personnage restent bien de la même couleur tout le long.
L’équipe était principalement constituée de membres de la Guilde du Textile locale et de quelques employées du National Museum of Northern Ireland. Il y avait des diplômées de la Belfast School of Art, de la Royal School of Needlework à Londres et des femmes ayant des années d’expérience dans l’industrie du textile. Les plus jeunes avaient une vingtaine d’années. Quelques brodeuses avaient plus de 80 ans. Toutes étaient des brodeuses expérimentées et avaient déjà exposé leurs œuvres.
Il a fallu 1500 heures de travail pour broder tous ces détails.
Pendant les sessions de travail, on pouvait entendre des remarques du style : «Qui s’occupe du sang aujourd’hui ?» ou «Avez-vous fini le contour des squelettes ?» ou encore «Quelle nuance de vert doit-on utiliser pour les visages des filles mortes ?». Pas tout à fait le type de conversations civilisées habituel d’un groupe de brodeuses !
Racontez-nous comment s’est passée l’exposition de la tapisserie.
Valerie : nous avions terminé les panneaux pour les saisons 1 – 6 pour Juillet 2017. À cette date, la tapisserie a été exposée au Ulster Museum de Belfast. Jusque-là, aucun panneau n’avait été rendu public et les brodeuses avaient dû signer un contrat de confidentialité auprès de la HBO. Le mari d’une des brodeuses était même persuadé qu’elle travaillait sur un projet top-secret à présenter lors de la visite du président des États-Unis !
Une fois l’exposition ouverte, les brodeuses ont travaillé en directe sur les panneaux de la saison 7. Chaque semaine, après la diffusion de l’épisode, les panneaux tissés étaient mis en place puis brodés sous l’œil du public.
Après quoi, l’ensemble des saisons 1 à 7 a été exposé pendant un an.

Détails de la tapisserie (Saison 7) ©National Museum NI

Au travail ©Tourism Ireland
Anne : un jour que je brodais la saison 7 au Ulster Museum, un visiteur m’a demandé si je n’étais pas gênée par les scènes osées. Je lui ai alors montré que notre groupe composé surtout de femmes de 60-70 ans travaillait à une scène d’inceste ou brodait les flammes consumant un château avec des cadavres sanglants tout autour. Une autre brodeuse travaillait à une scène de viol. J’ai aussi brodé des vêtements mangés par la vermine sur des zombies ! Effectivement, pas tout à fait des motifs de broderie habituels !
Valerie : en juillet 2019, une fois le dernier épisode diffusé, les brodeuses ont fini leur travail et les 87 m de long révélant toute la série ont été exposés pendant quelques semaines. Puis la tapisserie a été préparée pour son voyage vers Bayeux, où elle est exposée à l’Hôtel du Doyen depuis le 13 septembre jusqu’au 31 décembre 2019.Au Ulster Museum, ce sont plus de 200 000 personnes qui sont venues la voir. A Bayeux, en 2-3 semaines seulement, on compte plus de 10 000 visiteurs.A l’entrée, il y avait un panneau à l’humour tout GOTique annonçant que plusieurs scènes pouvaient heurter la sensibilité de certains visiteurs. Les spectateurs venaient de tous les horizons, fans de la série ou passionnés des arts textiles, jeunes ou vieux, venant de tout près ou de très loin.
Connaissiez-vous la série avant votre travail ?
Valerie : personnellement, je l’ai découverte pendant, en achetant les saisons en DVD. D’autres connaissaient déjà très bien l’histoire et étaient ravies de travailler sur certains personnages. Jon Snow était très populaire, ainsi que les loups et les dragons !
Avec le temps, certaines brodeuses sont devenues très habiles à broder le sang, ou les armes, les cheveux ou les armures. Et tout le monde voulait broder un morceau de dragon ! Anne Robinson, l’une des brodeuses, est aussi particulièrement fière de son oignon d’or !
Comment s’est passé le vernissage à Bayeux ?
Valerie : j’ai eu la chance d’être invitée par Tourism Ireland pour représenter les 30 brodeuses et le NMNI. La tapisserie est exposée dans une salle qui a servi de cadre à la Tapisserie de Bayeux à une époque. La conservatrice du Musée de Bayeux, Fanny Garbe, et son équipe ont fait un magnifique travail pour montrer toute la tapisserie de la meilleure manière possible.
Pour moi, c’était une expérience extraordinaire. J’avais vu des reproductions de la Tapisserie de Bayeux lors de mes études et dans mon travail de conservatrice, mais la voir en vrai était une expérience unique. Un moment d’une grande et profonde émotion.
J’ai dû donner de nombreuses interviews pour des radios et des télévisions européennes. Le public était avide d’en savoir plus sur ce travail et cette réalisation et j’étais très fière de parler du talent des brodeuses.
Comment votre groupe a-t-il vécu cette expérience ?
Anne : j’ai trouvé cette expérience très riche et excitante. J’ai beaucoup appris sur le tissage, la broderie, l’amitié, le travail de groupe, et la prise de parole en public !
Valerie : beaucoup ne voulaient plus s’arrêter. Elles auraient aimé broder plus de détails. Je pense que la plupart aimerait se lancer dans un projet similaire – mais qui puisse durer bien plus longtemps !
Ce projet a été pour moi l’une des meilleures expériences à auxquelles j’ai participé dans mes 30 années au musée. Certaines des brodeuses se connaissaient déjà avant ce projet, mais depuis, toutes sont devenues amies. C’est une aventure unique dans une vie et je sais qu’elles sont– avec raison – fières de leur travail. L’une des brodeuses (celle du fameux oignon !) a dit que son aura de «cool attitude» a fortement grandi auprès de son petit-fils !
Tourism Ireland projette d’offrir cette tapisserie au NMNI à une date future afin de la préserver pour la postérité. Peut-être que, comme la tapisserie de Bayeux, elle sera encore admirée dans 900 ans !

De gauche à droite: Joanne Pollock, Anne Robinson, Christine Andrews @Tourism Ireland
Valerie, Anne: thank you so much for sharing your experience and providing me with those beautiful pictures!
Un grand merci à Elisabrode pour sa relecture…
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